La salle d’Enseignant flottait dans une espèce de mélasse magique qui pourrait distraire même le plus concentré des élèves. Etait-ce dû aux fenêtres qui s’illuminaient de diverses images, sorties tout droit de contes merveilleux ? Ou peut-être à cause de l’Enseignant qui, debout, sur son bureau, effectuait de grands gestes de ses petits bras pour parler ? La dernière option possible provenait de la professeure de guérison, Isra, qui, installée au fond de la salle, l’inspectait d’une mine curieuse.
En somme, le cours ressemblait à une sorte d’amas chaotique entre magie, théories et discours lointains. Heureusement, l’élocution simple du professeur Enseignant permettait de rapidement raccrocher aux bœufs la charrette en cas de perte d’attention.
La salle était plus pleine qu’à l’accoutumée, les bureaux resserrés offraient le loisir aux secondes années de se mêler aux troisièmes qui n’avaient pas vu ce nouveau chapitre. Les élèves en ce nava après-midi, étudiaient les créatures magiques.
Point de griffons, qu’Enseignant déclara être peu courtois, ni de salamandres qu’Enseignant révéla être timides, et pas même de dragons, au grand dam de certains élèves, qu’Enseignant assura être narcoleptiques. Ils étudiaient, pour ce cours, les créatures appartenant aux cervinances.
Le professeur Enseignant, dont le corps s’agitait de tressautements, fit l’introduction aussi protocolaire qu’Isra ne fit aucune note :
« Vous pouvez ouvrir vos ouvrages ! Ou pas ! »
Tout compte fait, Isra dû prendre des notes.
« Enseignant va vous parler des Cervinances. » Les lueurs en place de ses yeux scintillèrent avec plus d’éclats que certains sourires brillaient. « Ces créatures sont des cervidés… Comme les cerfs, les chevreuils, les daims, les rennes… » Dans son dos, le triste tableau noir s’irisait des silhouettes animales qu’il citait. « Mais la différence réside dans des étranges conceptions sur ce qui est magique et ce qui ne devrait pas l’être. » Les lueurs jumelles se plantèrent sur Isra et l’Enseignant soupira, provoquant peut-être un ou deux rires. « La différence, donc, provient de trois critères. »
Dans son dos, le tableau prit une allure ombrageuse et le chiffre trois s’inscrivit.
« La première ! La capacité à lancer des sorts. Jusqu’à preuve du contraire, un cerf n’ayant pas rencontré de mages sur sa route, ne peut pas lancer de sorts. »
La silhouette d’un cerf apparut et à côté de lui des étoiles brillèrent avant qu’une grosse croix rouge ne les barre.
« La seconde ! » Le deux apparut. La proportion de magie. Vous le savez, Enseignant le sait, tout le monde le sait : trois énergies pour nous, une énergie pour les animaux et une autre pour les monstres. Si ça a trois énergies, c’est un cervinance et pas un cerf. »
Dans son dos le cerf se trouva confronté à trois traits : l’un vert, le second blanc et le troisième noir. Le blanc et le noir furent barrés d’une grosse croix rouge à nouveau.
« La troisième et non des moindres est un peu plus subtile ! » Le trois apparut, et un Enseignant miniature sur le tableau se grattait la tête. « La capacité à évoluer dans une considération réfléchie et pensée par le langage à mesure du temps d’un point de vue sociétal. » Il contempla la classe d’élève et l’Enseignant du tableau arrondit ses yeux, encerclé par des points d’interrogation. « Dans la nature les cerfs évoluent généralement en hardes, des sortes de groupes. Les biches d’un côté, et quand c’est la saison, avec un cerf. C’est une communauté. Vous trouverez peut-être une biche qui dirigera davantage la harde que les autres, puisque si tout le monde décide, personne ne décide. La nuance réside dans le langage – qui doit permettre de parler de notions abstraites, dans l’évolution réfléchie – est-ce qu’elles vont décider d’être nomades ou grégaires puis faire des outils ? » L’Enseignant dans son dos s’illumina d’un point d’exclamation et le vrai Enseignant se tourna vers lui. « Il faut avoir au moins deux des trois critères pour qu’un cervidé soit considéré comme un cervinance. »
Peu à peu, en place des dessins apparurent trois phrases.
1. La capacité à lancer des sortilèges.
2. La possession de plus d’une énergie.
3. La capacité à créer des sociétés qui évoluent de manière consciente ou par des outils et des langages qui peuvent évoquer l’abstrait.
L’Enseignant se tourna à nouveau vers les élèves.
« Si vous avez des questions, posez-les ! Sinon, vous allez travailler… Avec qui vous voulez ou seul pour décrire l’une des espèces dans la liste… » Il désigna le tableau. « En cherchant dans les livres ! »
Sur le tableau apparurent différents noms : le Ryvreuil, la Mue des Sous-bois, le Blanc des violettes, le Géant de Cirel, les Bois d’Or et le Tigre Brouteur.
Peu à peu la classe se remit en mouvement, et différentes associations d’élèves se firent, parfois accompagnées des questions qui demeuraient en suspens. Une élève resta seule, adossée à la fenêtre, qui contemplait l’étrange ballet aussi mal à l’aise que possible.
Nouvelle, nul ne l’avait introduite et elle s’était faite si discrète que beaucoup l’auraient sans doute oubliée. Elle inspectait les groupes se former, hésitant entre approcher un élève solitaire ou abandonner et faire le travail par elle-même.
Dans l'ordre, la classe, Enseignant, l'élève perdue, et Isra.
Peut-être fut-ce l'œuvre d'une vie ; d'une puissante magie ancestrale, qui engendra, le temps d'une noire, un univers non pas régi par Ténèbres et Lumière, mais une avar orpheline, aux yeux embués levés vers le ciel et ses étoiles, rêvant ce jour pendant la dernière nuit. Peut-être fut-ce au contraire le souvenir de l'éclat des astres, que ses larmes avaient reflété sur sa peau ébène, des éons auparavant, qui s'éveilla quand des lueurs le rappelèrent. Peut-être fut-ce les trois ; une harmonie de la première lindalë, ou une note écrite à la hâte dans le destin de Vesperae, afin d'atténuer les souffrances que l'errdegahr avait chantées. Ou peut-être n'était-ce qu'une histoire de souliers. Les raisons étaient dérisoires, et aucune âme à la ronde ne prit la peine de les consigner pour les rapporter plus tard. Elles ne gardèrent que le regard brillant d'une enfant qui, se chaussant, voulut conter à son équipière l'aventure imaginaire d'une dame belle et attentionnée, l'emportant malgré elle dans son imagination dorée, où les esprits côtoyaient les fées sous les innombrables branches d'un arbre vieux comme ne le serait jamais Saphan depuis que les hommes en avaient altéré le cours. Ils se surprirent que ce récit d'une mort puisse prendre vie : deux orbites vides rencontrèrent deux ronds lumineux, et deux sourcils se hissèrent au sommet d'un front creux. De là, ils guettèrent les cieux qui n'en étaient guère, apeurés par la pensée d'une légende millénaire qui viendrait les dévorer, dans un cycle parfaitement répété, mais ne perçurent qu'une voix douce s'élever à son tour, pour chasser le tracas et les touches crépusculaires d'un soleil absent :
— Ils l'appelaient dame nature.
Elle souriait comme elle ne l'avait fait depuis le début de leur mémoire, et redescendit se présenter à la jeune fille en un souffle enchanté :
— Je fus l'une de ses arias, comme elle le fut pour Vesperae.
Bien sûr, les ailes rencontrèrent les pieds, puisque c'était là le seul sujet, et Enyalië répondit gaiement à la curiosité :
— Vous n'êtes pas là où vous devriez, mais nous serons partout où vous irez.
Jenaelle resta tassée sur elle-même et détourna le regard vers les chaussures de Vanessa, ne remarquant pas l’effleurement des ailes à ses chevilles. Elle ne sut pas précisément en quoi ses souliers pouvaient l’empêcher de faire quoique ce soit, ou même danser, mais ne l’interrogea pas ; après tout, Vanessa semblait plus à son aise qu’elle et bien plus capable de se mouvoir.
En retirant ses chaussures, tirant les petits lacets, sans y penser. Sous les souliers apparaissaient les collants en laine, brodés par sa sœur, qui revêtaient entre les mille arabesques quelques discrètes figures cachées. De crainte que leurs parents ne voient les figures magiques, sa sœur lui avait permis de continuer de rêvasser de la tête aux pieds. Le poids des responsabilités se glissa hors d’elle. Elle se mit ensuite dans les chausses de la jeune Lius-Carvot face à elle, remuant les orteils tout en l’écoutant distraitement s’adresser à Enseignant.
L’enseignant du tableau survécut tant bien que mal à une séparation arrivée trop tôt et se réinvestit dans sa mission aux élèves pendant que le grand inspectait la jeune fille, il parla d’un ton tranquille :
« Lorsque les uns se fâchent avec les autres ; ils sont plus prompts à se souvenir de ce qui les a éloignés et à en parler. Il est moins douloureux d’évoquer les objets de discorde que des raisons qui s’unirent ; parfois ils paraissent dérisoires. Et bien souvent, ils le sont. »
Enseignant se rendait bien sûr compte de l’évidence derrière ses mots, que tous devaient communément appeler un poncif, mais le rappel, à son goût, ne faisait jamais de mal à personne. Encore moins quand ces mêmes histoires impacteraient les plus jeunes générations ; une maladie se transmettant de parent à enfant. Alors que Vanessa évoquait ses légendes, Jenaelle, bien au chaud dans les bottines de sa camarade, se remit d’aplomb :
« Qui est Hericuilë ? » Puis, se rendant compte de son interruption, piqua un fard, certaine que ce devait être connu et qu’elle était ignare. « Enfin… » Elle bégaya quelques vaines tentatives de phrases avant de jeter un coup d’œil à l’Enseignant du tableau qui continuait de valser seul. « C’est une Telgun ? De qui pleurait-elle la mort ? »
La nouvelle enquêteuse, avide de vérité en devenir, s’excusa de toutes ses questions, mais pas de sa curiosité, tandis que ses cils battaient la mesure des questions qui traversaient son esprit en ébullition.
Elle ne manquait plus un mot, ni un pas, mais de toutes les choses à voir et entendre, à appréhender et apprendre, Vanessa s'attardait sur la plus négligeable : elle regardait son équipière tenter de se faire plus petite qu'elle ne l'était déjà, alors que leur professeur continuait de partager des sagesses inestimables et les dessins une danse inoubliable. Elle ne la quittait pas des yeux, pendant qu'elle réfléchissait à ce qu'elle savait des elfes, et admettait naturellement son ignorance :
— Pas tant que cela.
Ce n'était qu'en majorité du remords ; elle ne voulait pas la voir partir. De manière parfaitement saugrenue, elle s'était mise à imaginer que si elle détournait un seul instant son attention, Jenaelle s'estomperait. Alors elle s'accrochait à son image comme les dessous d'un capuchon, et ses sourcils se fronçaient de concentration, tandis qu'elle étayait :
— Ma sœur dit que c'est normal ; qu'ils n'aiment pas la partager pleinement, parce que selon eux, nous cherchons du sens là où il n'y en a aucun, et nous n'écoutons pas quand c'est important. Mais elle dit aussi que cela ne nous empêche pas de comprendre l'essentiel, vu qu'il n'y a qu'une histoire, simplement racontée de mille façons différentes.
Elle n'avait pas à la retenir contre son gré, mais puisqu'elle l'avait poussée à vouloir partir, elle lui devait l'envie de rester. La mille et unième reprise s'inspira du tableau de la valse, et des ailes diaphanes passa aux pieds de Jenaelle ; Vanessa laissa transparaître une moue consternée, puis frotta ses talons pour ôter ses bottines l'une après l'autre qu'elle poussa du bout des orteils vers sa camarade, expliquant :
— Tu vas avoir du mal à danser avec tes souliers, tu n'as qu'à me les donner et prendre les miens. On se les rendra après.
Le ridicule de la situation ne lui effleura qu'à peine l'esprit : personne dans cette classe pleine de merveilles ne serait assez idiot pour regarder ses bas-de-chausses ; en dehors d'elle-même. Vanessa se reporta sur leur enseignant, et danseuse comme élève inclinèrent la tête en remerciements, l'une s'effaçant tandis que la seconde ajoutait :
— Je ne connaissais que celle de leur séparation, pas de leur amitié. Je... Merci de combler nos lacunes.
C'était maladroit, mais pour sa défense, elle était à côté de ses bottes. Suffisamment pour se risquer à évoquer une autre légende qu'elle appréciait plus que de raison - une simple fantaisie, en vérité - aux lueurs qui la mettaient tant en confiance :
— J'aurais pourtant dû m'en douter. Ce n'était pas la première fois que les ailes rencontraient les pieds, pas vrai ? Vous savez, quand... ils ont porté pour elles le poids du deuil d'Hericuilë. Ce n'était pas les mêmes ailes, mais peut-être que les séparer...
Elle bafouilla ses derniers mots, alors que les prémices de la théorie qu'elle n'avait jusque-là partagée qu'avec sa famille s'effondrait sous sa pusillanimité.
Le regard de Jenaelle se perdit à nouveau, ses épaules se tassèrent et elle voulut, d’une certaine manière disparaître. Enseignant eut la délicatesse de dissimuler son trouble et le Petit Enseignant écarquilla ses deux lueurs plus que nécessaire face au présent d’un quelconque souvenir. Le Petit Enseignant contempla la fleur qui lui était présentée et s’inclina bien bas, avec une exagération toute sienne. Sous la capuche qui dissimulait son visage à l’exception des yeux, expressions de son âme, un sourire s’étira.
Il était aussi faux que vrai, celui d’un félin à qui l’on aurait offert de laper la fin d’un bol, celui d’une créature à qui l’on offrait un présent. Aussi solennel que grandiloquent, il attrapa la fleur de ses deux mains et seul un œil particulièrement attentif, comme celui d’une élève à qui rien n’échappait sérieusement pourrait remarquer, à l’intérieur rouge de la capuche, la scène se graver en une teinte à peine plus sombre. Elle ne disparaîtrait pas.
Petit Enseignant, inspiré par les discussions précédentes, décida d’inviter la fée du tableau à danser et, si elle acceptait, danserait une étrange valse, à contre-temps, mais toujours dans le rythme d’une mélodie que seuls les habitants du tableau pourraient entendre.
Enseignant inspecta la jeune fille et inclina lentement la tête, il lui offrit une réponse :
« Enseignant sait ce qu’ils furent, mais hélas pas qui ils furent. Là où Enseignant est né, une légende existe à ce sujet. Là où les ailes rencontraient les pieds, où pour la première fois, la différence s’instaura, l’amitié naquit. Ils s’unirent, certains, autour de l’invisible – dont tous peuvent contempler les bienfaits. Ils ne pouvaient accomplir une volonté, une volonté d’amitié et de partage. Ce sont ni les elfes, ni les telguns ; les séparer serait contrarier la légende, ce sont les deux. Une seule et unique entité. » Il la contempla quelques instants. « Mais une jeune fille sait bien l’histoire des elfes, ne le sait-elle pas ? »
Extrait d'Une fleur pour leurs tombes, de Vanessa Lius-Carviot, 1313
Elle garda le silence, contemplant cet instant qui s'ajouterait à ses mémoires. Plus tard, Vanessa regretterait ne pas l'avoir rejointe, elle qui avait fait le premier pas ; mais comprendrait encore ensuite que cette hésitation avait été vitale, voire naturelle, pour qu'il pût prendre tout son sens.
L'Enseignant le brisa, et Vanessa l'en remercia intérieurement, alors qu'il développait une vue sonnant si juste à ses oreilles. Elle la rassura, l'encouragea, et quand il conclut, l'élève avait tout oublié de ses appréhensions. De nouveau tournée vers le présent qu'ils lui faisaient, Vanessa esquissa même un sourire aux sourcils de craie froncés, bien qu'elle entendit la question de sa camarade avec le plus grand sérieux, tout comme la réponse du professeur.
Il lui restait d'ailleurs la dernière des siennes, une qui paraissait aller de soi ; et pourtant, Vanessa n'éprouva aucune envie de la poser. Elle s'en étonna elle-même, triturant cette fois sans y penser sa broche florale dont l'éclat ne s'était pas entièrement estompé, avant de prendre conscience de la vérité toute simple qui l'amenait à réagir de la sorte : à force de les écouter, elle souhaitait bien plus échanger avec eux que les interroger. Aussi n'exprima-t-elle pas sa curiosité des Faederath, et demanda plutôt au professeur l'identité des créateurs des hôtes forestiers, tandis qu'au tableau, caché parmi les fleurs, un autre dessin naissait, tourné vers son petit enseignant.
Jenaelle se surprenait de tout mais aussi et surtout de rien. Quelque chose continuait de bourdonner à la lisière de son esprit, et si elle regardait ses doigts, elle y verrait l’un de ses ongles se ternir jusqu’à devenir noir. Le phénomène ne dura pas, et nul n’aurait vraiment pu le remarquer.
Elle trouvait en la nièce de Nils, chez Vanessa, quelque chose qui faisait écho aux noms de ses amis, morts à cause de la maudite femme. Puis se détourna pour fouiller dans son esprit une question qui ne venait, trop aspirée à la réponse de la jeune fille.
Jenaelle peinait toujours avec sa magie à faire ce que n’importe qui de son âge parvenait à faire ; le simple revêtait l’allure d’une complexité infinie, et le complexe se réglait d’un claquement de doigt. Mais depuis sa naissance, la pierre noire jamais loin de sa porteuse, présent qu’Orn lui avait restitué avec des mots étranges.
Face au souvenir, à la voix modulée, Jenaelle s’absenta quelques instants pour laisser place à l’autre – qui en tout point était elle. La jeune fille contempla de ses mirettes subjuguées ce que la magie opérait de plus beau : dans l’incompréhension absolue, ne s’attardait pas comme Enseignant sur les filaments de magie qui, à eux seuls, formaient une toile Veuvacée. Elle ne s’arrêta pas sur la rosée de vérité que murmurait Vanessa et qui en perlaient chaque partie.
Elle écouta ce qui venait et s’approcha d’un pas, pendant qu’elle plongeait plus en profondeur dans les ténèbres, le besoin irrépressible de lui offrir un nom oublié la brûla, la dévora comme les passions dont elle voulait ranimer les braises. Ces histoires qu’elle ne contait pas, qu’elle taisait, car morcelées, s’animèrent et n’eurent plus besoin d’être entières pour être murmurées. Seul le nom, le souvenir, les rêves qui hantaient chaque nuit.
Enseignant plus alerte que la jeune fille, décela Esabia qui se préparait à articuler et le temps d’un battement de cil, Jenaelle disparut. Elle entrouvrit les lèvres, et fixa à nouveau la silhouette qui se dissipait. Elle l’observa disparaître, et fixa de son regard sans-âge celle qui l’avait appelée. Elle la fixa, puis murmura d’une voix un peu plus grave :
« Toi, tu peux. Si tu veux. Je préfèrerai, je crois. » Elle s’approcha d’un pas et alors que son regard s’arrimait à celui de Vanessa, comprit enfin le choix de son oncle. « Et moi, à chanter quelque chose... De différent. »
Son esprit vrombissait encore des chants sorciers, pendant qu’Enseignant fixait la scène les mines rondes. Même le petit enseignant du tableau oublia sa grandiloquence pour se résumer à une allure surprise. Ce fut le premier à se remettre de tous ces événements ; il décréta ainsi que lui aussi avait le droit à des fleurs et se retrouva au milieu d’un bouquet de dorées d’ici.
Enseignant réagit ensuite :
« Enseignant pense toujours que là où on a le choix d’utiliser, le plus judicieux est de partager. Une jeune fille a bien raison de s’éviter les présents de magie des fées. » Il laissa quelques instants passer, incertain que les renseignements d’Ennya sur le professorat l’eût préparé à pareille situation, il les délaissa et en profita pour parler plus sincèrement : « Le consentement, la foi et le dessein ont bien plus de pouvoirs que leurs opposés ; même si la magie est employée et utilisée, les chamans ont toujours mieux compris le monde. C’est un pouvoir différent, qui ne fait pas briller l’individualité, mais l’ensemble. » Il inspecta la jeune lius, dont ses souvenirs se limitaient qu’à de vagues mentions, trop habitué à éviter les hommes. « Si les yeux doivent voir, ils verront. S’ils ne le font pas, ils verront, mais ne comprendront pas. »
Jenaelle revint, plus lentement, moins complètement sur Vesperae, l’esprit emplit de plus questions qu’elle ne pouvait en prononcer. Son regard s’illumina d’une curiosité qu’il lui était difficile à dissimuler et d’une forme d’admiration. Non pas pour la femme – bien que ce fut le cas. Mais pour Vanessa qui prenait huit fois le temps de s’excuser et qui parlait avec bien plus de sagesse qu’un dragon. Elle s’en inspira.
« Sont-ils Faederath ? »
Le Petit Enseignant se greffa des sourcils faits à la craie et les fronça bien fort, semblant lui faire comprendre que certaines questions auraient dû être amenées avec davantage de subtilité. Pour autant, le bouquet qui s’évasait en sourire ne dupait pas la jeune fille. La réponse d’Enseignant vint :
« Les hôtes, non, ils sont création – qui a dépassé leur créateur. Les autres, oui. »
Les choses ne pouvaient pas être aussi simples. Alors pourquoi y avait-elle cru ? Pire encore, pourquoi continuait-elle d'espérer que Jenaelle y arrive ? Elle n'avait pu s'empêcher de jeter un regard noir à l'enseignant du tableau qui se riait de son équipière, lui qui s'était pourtant montré si amène depuis le début de ce cours, et ressentait encore une certaine frustration que la première intéressée ne semblait même pas partager.
Au fond, Vanessa savait pourquoi, et n'aimait pas ce qu'elle y voyait : ce n'était pas un sentiment noble, mais un désir intéressé. L'envie d'enfin démontrer à ceux qui s'étaient persuadés que la réalité était terne et étroite qu'ils se trompaient. L'auraient-ils seulement entendu ? Elle repensa à la réflexion de sa camarade à propos des lettres, tandis que celle-ci cherchait sa prochaine question, et réprima un autre murmure agacé. Non, elle entendait au contraire d'ici les réfutations plates de ceux qui confondaient intangible et imaginaire ; qui se limitaient à un seul sens : droit vers leur tombe. Les oubliables qui faisaient oublier ce qui aurait vraiment dû compter.
La mage blanche secoua la tête, tournant toute son attention sur la réponse du professeur : ce n'était ni le lieu, ni le moment de broyer du noir ; pas plus que ce n'était à elle de forcer la rencontre de deux mondes, quand bien même n'auraient-ils jamais dû être séparés. Quand bien même gagneraient-ils tous deux à se retrouver. Quand bien même ceux qui y aspiraient étaient écrasés par les couards qui n'osaient se risquer à rêver, et dans leur lâcheté ouvraient les portes aux démons et leurs cauchemars. Ça, ils l'acceptaient sans mal : les malheurs et les terres brûlées reflétaient des airs de vérité pour ces legeth'drn qui restaient en surface.
Vanessa cligna des yeux quand Jenaelle l'interrogea sur la marche à suivre, et se morigéna intérieurement de s'être à nouveau laissé happer par des pensées fâcheuses : la professeure Mihol ne serait pas très fière d'elle, si elle le remarquait. Un coup d'œil dans sa direction la détendit quelque peu, et elle en revint à son équipière et la question d'Enseignant, qu'elle avait préféré garder en attendant son tour de parler, pour trouver la formulation la plus appropriée. Celle qui évoquerait la même frustration que de frôler la bénédiction qu'était la concorde sans jamais pouvoir directement l'employer, et mettre un terme définitif à toutes ces âneries. Elle se frotta l'épaule, où Jenaelle l'avait effleurée, et répondit :
— Non, vas-y. C'est à toi de la poser.
Puis, d'une voix mal assurée, pour Enseignant :
— Parce que c'est l'un de ces cadeaux dont on profite sans s'en servir. Autrement, et malgré toute sa puissance, elle ne fera jamais ce que vous voudrez. Pas parce qu'elle ne veut pas, au contraire, mais parce qu'elle ne peut pas. Parce que vous ne lui avez pas laissé le choix. Parce que c'est un sacrifice que de l'utiliser ainsi, parce que vous arrachez la naissance d'une fée, et le sacrifice n'a de véritable pouvoir que s'il est consenti. La magie noire - et... même la magie blanche, dans le passé, murmura Vanessa, penaude - , a cru pouvoir circonvenir à cette loi de la nature, mais elle s'est trompée : elle n'a jamais réussi à imposer sa vision de Vesperae. Elle ne l'a qu'écorchée.
Vanessa ne se rendit pas compte que sa voix se modulait comme les contours de sa silhouette, alors qu'elle poursuivait, se rappelant ce qu'elle savait au sujet des fae qui pourraient aider l'aspirante danseuse à retrouver les fëa :
— Elle n'est pour nous qu'au sens où elle est pour tout le monde, et même si l'on voulait l'utiliser à bon escient, on trahirait sa fonction. Tout ce que nous pouvons faire, c'est la couvrir de la même attention et l'envelopper du même soin qu'elle le fait pour nous. Ce n'est que comme ça que sa magie opèrera.
Jenaelle comme Enseignant purent apercevoir l'apparence des souvenirs de ce que les contes et sa famille avaient transmis à la jeune Lius :
Son regard d'or se posa sur la jeune fille, et elle sourit avec tristesse, tandis que les échos d'un chant se superposaient à la réponse : « Le chant que je peux chanter n'est que lambeaux que l'un se remémore
D'imaginations dorées façonnées dans le sommeil,
Un récit chuchoté conté par les braises flétrissantes
De choses vieilles et lointaines que seuls de rares cœurs préservent. » *
Puis elle s'effaça, laissant derrière elle briller les broches florales qui attachaient les cheveux de Vanessa. Celle-ci se tourna vers Jenaelle, inconsciente du phénomène, et ajouta naïvement, comme une réflexion subite :
— Nils peut t'apprendre à danser, si tu veux. Il l'a fait pour moi et Jehane.
* : (pas de moi ofc, de Tolkien. source ici : https://www.tolkienestate.com/writing/#storiesfrommiddle-earth )
Enseignant inspecta la mine chafouine de son interlocutrice et suivit son attention dispersée d’une lueur qui se voulait amusée – bien qu’elle fût en réalité comme à son habitude. A la mention de la poussière, Enseignant inclina lentement la tête et, le petit au tableau écarquilla toutes rondes ses deux énormes lueurs, si bien qu’elles doublèrent de volume.
« Pourquoi ne faut-il pas l’utiliser ? »
Jenaelle, à son tour, secoua la tête, revenant au monde et sa propre énergie menaça quelques instants de déborder. Le petit Enseignant au tableau se concentra, les yeux plus maigres, et l’air concerné.
Elle s’accrocha à ses mots, et elle oublia la désagréable sensation des détoxificateurs à mesure qu’elle basculait à demi dans le Soi. L’envie de révéler des histoires qu’à demi connues l’habita et fut dissipée par sa mine désappointée. Jenaelle inclina doucement la tête.
« C’est pas grave. On peut l’écrire quand même. Quelqu’un la lui lira, un esprit par exemple. » Elle confia, ensuite, une histoire qui était seulement vraie, ni parcellaire, ni contée. « Je crois… Que les lettres arrivent toujours à destination ; même quand on ne les envoie pas ou que la personne ne peut pas les lire. Peut-être que c’est ça, les arcs-en-ciel. »
Lentement, son don reprit une allure plus constante et fut à nouveau réprimé sans plus aucune difficulté.
Elle tourna la tête vers Enseignant et demanda, tout de go :
« Comment je peux entrer en contact avec les esprits de la Nature ? »
La mâchoire de l’Enseignant du tableau dégringola en des marches et il se frotta le crâne d’une troisième main survenue d’on ne savait où. Même le vrai Enseignant se trouva quelques secondes durant démuni. Il inclina la tête d’un côté, puis de l’autre, changea son bâton de main et s’interrogea sur à quel point Orn voudrait le dévorer s’il répondait à la question. Puis, décida de le laisser digérer l’information :
« C’est comme avec Soi, mais en mettant le pied de l’autre côté du talent ; quelque chose qu’Enseignant ne recommande pas de faire ici. Ou, plutôt, demander aux fées qui sont plus capables. »
Jenaelle tourna la tête d’un côté, puis de l’autre et réalisa un pas de côté, jusqu’à frôler l’épaule de Vanessa. Elle s’excusa, maladroite et rien ne se produisit, définitivement, Jenaelle ne comprenait pas bien ce qu’Enseignant voulait dire. Elle refit un pas de côté et Enseignant du tableau, la main devant la bouche, se retenait de rire. La jeune fille abandonna l’idée de le faire et s’en voulut pour la question perdue. Son esprit réfléchissait à toutes berzingues, mais entremêlé par la magie aspirée et son inspiration lacunaire.
Son visage s’illumina :
« Les Hôtes Forestiers et les Bois d’or se sont-ils déjà rencontrés ?
— Oui. A une époque, ils vivaient au même endroit, dans l’Eternelle ou à Fozzia. Les habitants des hôtes voulaient communiquer avec les Bois, et pour cela, devaient poser la question inverse à celle d’une petite sorcière. »
Jenaelle afficha un air inspiré et acquiesça lentement avant d’interroger sa camarade :
« Tu veux poser ta dernière question maintenant, ou après la mienne ? »
Attirée par la lumière des runes, Vanessa prit ses notes d'un réflexe inconscient, griffonnant à même le parchemin, avant de se retrouver si enchantée par ce que transmettaient les deux lueurs brillantes qu'elle ne remarqua qu'à peine les mimiques de l'Enseignant du tableau, et oublia un instant les singularités de sa main gauche. Le mouvement de bâton la rappela brièvement à l'ordre, mais déjà les Murmil regagnaient les sommets de sa curiosité entrée en éruption, dépassant l'alliance de Kaali pour rejoindre l'elfe et ses fëa ; et elle contempla, bouche bée, le professeur lui confier un secret des Amazones.
Le trop plein finit par s'épancher en une remarque innocente, alors que les lueurs se doraient :
— De la poussière de fée ?
Une sensation discordante bourdonna aux oreilles de Vanessa au moment où elle prononça ces mots, comme une inquiétude mêlée de soulagement. Perplexe, elle s'arracha aux yeux ensoleillés pour observer sa camarade et la salle, et ne comprit qu'après un temps trop long l'origine de son trouble. Les détoxificateurs lui dictèrent aussitôt sa contradiction :
— Non, il ne faut pas en utiliser.
Elle avait pris le ton d'une septième excuse, d'avoir parlé à tort et à travers à des oreilles qui méritaient de bien plus belles harmonies, mais l'envie d'apprendre chassa manu militari son embarras. Vanessa ajouta aussi promptement que sincèrement « Merci » aux deux enseignants, puis se replongea dans le dessin, la tête pleine de Givre et d'achlis, de Dryasda au rhume des foins, et la détourna pour éternuer. La huitième excuse glissée, non sans un murmure irrité pour cet air devenu trop doucereux, elle s'adressa à Jenaelle :
— Mon oncle nous a parlé d'une chamane merveilleuse et de son cerf blanc, une oracle de dame nature ; on pourrait peut-être lui envoyer une l...
Piétinant tout sur son passage, la honte revint au grand galop, tandis que la jeune Lius se souvenait d'un aspect primordial de cette elfe contée. Elle fixa ses chaussures, la mine défaite, et avoua tout bas :
— Elle est aveugle.
Vanessa puisa dans ses dernières forces pour inviter sa camarade à poser à son tour ses trois questions, portée par le maigre espoir qu'elles feraient oublier sa bêtise, et sombra dans le mutisme le plus complet.
Jenaelle fronça un peu les sourcils, ne comprenant cette fois plus très bien ce qu’il y avait à comprendre. Elle se doutait bien que c’était elle qui pêchait et suivit du regard Vanessa.
« Mais elle est partout, souffla-t-elle presque trop bas pour être entendue. »
Enseignant releva le nez en direction de la jeune fille et suivit ses pérégrinations sans en comprendre la précise teneur, l’essentiel était ailleurs. Il contempla la créature et inclina lentement la tête, effleurant du bout de son doigt ganté le dessin. Pour peu que son interlocuteur soit observateur, le gant avait une étrange allure, il remuait comme s’il était plein d’eau à défaut d’os, mais se maintenait comme pourvu de tendons.
Sans attention particulière, il faisait illusion, mais dépourvu de cette magie, il conservait l’étrangeté qui caractérisait Enseignant. Ses deux lueurs oscillèrent sur la créature et il redressa la tête, désignant du bout de son index mollasson les runes qui s’illuminèrent.
« L’archimage Pandore n’a pas écrit au sujet des Hôtes Forestiers ou Semahsitika kalli. Ils sont presque tous disparus à ce jour. » Sur le tableau, le petit Enseignant tomba sur son séant, dépité au-delà des mots par pareille nouvelle. « Si une jeune fille désirait obtenir des informations, elle chercherait dans les ouvrages du chamanisme, peut-être même ceux Murmil. » Cette fois, il lui poussa des ailes et il indiqua… Derrière le bureau d’Enseignant d’un index tout à fait enjoué.
Enseignant agita son bâton et le petit délateur s’immobilisa, la mine coite.
« Les bois d’or connaissent des flancs des montagnes l’endroit où Deen subit les créatures et où le Givre se fit bataille. » Il se pencha un peu et, sur ton de connivence, murmura : « Les bois d’or savent aussi arpenter d’autres contrées. Des hardes ont couru les plus hauts plateaux et les cavernes les plus profondes, aux côtés… »
Il jeta un coup d’œil à Jenaelle et d’un échange silencieux, celle-ci haussa les épaules et se cousit la bouche en signes.
« Des Amazones. »
Enseignant se redressa et reprit une attitude plus sérieuse, derrière lui, il cessa de se boucher les oreilles et acquiesça la mine grave.
« Une jeune fille connaît sans doute cette histoire, mais il y a bien longtemps qu’Enseignant n’a plus connu nul capable de les apprivoiser, il faut… » Ses lueurs d’yeux s’illuminèrent d’or. « … Une pincée d’un petit quelque chose qui manque. »
Jenaelle se tint silencieuse, laissant l’échange se faire et réduite à sa bonne résolution de moins parler et davantage écouter. Cette bonne résolution battait de l’aile, aussi se tourna-t-elle vers le tableau. La pièce, saturée de magie, activa les détoxificateurs de l’école et Jenaelle grimaça. Elle ne l’aimait pas et devait prodiguer un effort bien trop important pour devenir invisibles à leurs yeux. C’était se rentrer dans une boîte trop étroite. Elle oscilla du regard vers les élèves inconscients du phénomène, et d’autres qui, en sachant, l’ignorait. Elle se perdit dans leur contemplation, aspirée par des brèves de souvenirs trop flous pour être compris et trop nets pour être ignorés.
— La magie. souffla-t-elle, à l'interrogation de Jenaelle.
Elle entraperçut son échange avec Serf, mais n'en pensa rien : cela ne la regardait pas. Elle s'interrogea cependant sur la chance qu'elle avait d'y assister, et alors que le professeur leur accordait trois questions, des dizaines sans rapport avec les cervinances se posèrent dans un coin de son esprit. Relevant les yeux de son dessin, Vanessa observa à nouveau l'ensemble de la classe, et ses groupes d'élèves plus ou moins studieux. Savaient-ils ? Tous voyaient bien que, même parmi les mages, ce professeur était particulièrement particulier, de la décoration de sa salle à son cours et ses démonstrations - sans oublier l'enseignant du tableau - mais se doutaient-ils d'à quel point ?
La professeure Mihol le devait sûrement. Elle partageait le nom d'un maître des arts et d'une aspirante chercheuse de vérité ; pour peu que sa famille soit aussi curieuse que la sienne, c'était peut-être même l'entière raison de sa présence ici. La jeune fille s'attarda sur la mage blanche occupée à guider quelques étudiants, mais revint rapidement à son croquis. Au final, quelle importance ? Les uns l'apprécieraient, et les narcisses pousseraient à côté.
Vanessa bannit ces pensées parasites, et chercha des questions qui aideraient son équipe à progresser. La petite blondinette d'à peine onze ans tenait à faire ses preuves, d'autant plus auprès d'eux, et ne pas être qu'une pièce rapportée de Jenaelle ; et comme il n'existait sans doute aucun plan où elle appréhendrait la magie et ses créatures aussi bien que sa partenaire, elle préféra s'appuyer sur ses propres forces, si risibles soient-elles en comparaison. Redressant presque imperceptiblement le menton, elle demanda, au sujet du dessin :
— Pouvez-vous nous donner son nom, et nous dire si l'archimage Pandore a écrit à son sujet ?
Vanessa Lius-Carviot avait une excellente culture, et une encore meilleure mémoire ; surtout des noms. Une faculté qui n'était pas due au hasard, si elle en croyait les bribes de conversations qu'elle percevait, cachée en haut des escaliers, quand ses parents discutaient de leurs récents travaux, et dont sa mère refusait encore de lui parler. Elle avait demandé à Jehane de quoi il en retournait, mais sa grande sœur semblait toute aussi mise à l'écart. Secouant la tête, Vanessa écarta cette autre distraction pour poser sa dernière question, collectant tout son courage pour regarder les yeux du professeur tandis qu'elle lui parlait :
— En ce qui concerne les bois d'or, sont-ils liés à Kaali ? D'or et de feu, les nains devaient en savoir quelque chose, s'assura-t-elle ; avant de se mettre à rougir devant le petit enseignant.
Les histoires venaient à nouveau s'inscrire au tableau de Jenaelle, et celles dont elle ne prenait pas encore la pleine mesure lui brûlaient les lèvres. Orn désapprouverait-il ? Sans nul doute, mais il lui manquait une personne à qui elle pourrait parler. Qu'elle le dise à Vanessa et Nils serait-il au courant ? Les secrets demeuraient encore sien, les protéger avait un prix et bientôt il serait temps de partir, jusqu'au prochain Nava.
Les vautours planaient au-dessus de sa tête, prêts à se repaître de sa chair et de sa mort, prêts à tout pour l'empêcher d'apprendre toutes les histoires. Et son murmure, inaudible, ne retrouverait jamais sa force.
À l'instant où Vanessa décolla, Jenaelle se laissa aspirer dans son sillage, profitant des épaules pas si larges mais qui creusaient au milieu des élèves une avenue jusqu'à Enseignant.
Elle secoua la tête. Et ne comprit pas ce que lui disait sa camarade :
« Revoir qui ? » Puis, se racla la gorge et repensa à son amie aux osselets. « Parfois l'école n'est pas le meilleur moyen de l'appréhender. J'ai connu quelqu'un comme ça. Elle apprenait avec son ami. »
Elle serra ses doigts entre eux et resta fixée sur l'arrière de la tête de Vanessa tout en l'écoutant.
« C'est pas une excuse. Mais c'est souvent vrai. À quelques exceptions près. » Des souvenirs de la maison se heurtèrent à la digue de sa bonne humeur, l'érodant quand elle dévia de sa route, le coup d'épaule et les excuses qui s'en suivirent la firent refluer.
Puis, d'un petit sourire, elle se fit adepte des contre-sorts.
« Le plus dur, c'est d'écrire le premier mot. C'est comme marcher. » Gauche elle manqua de trébucher quand Enseignant poussa son bâton contre son épaule pour la maintenir.
« Salut ! Merci. Merci. » Jenaelle se racla la gorge et leva la tête. Avant de se rappeler qu'il était plus bas. Elle baissa les yeux vers lui. « C'est bizarre que tu sois tout petit.
— Enseignant intimide moins. »
Ses deux grosses lueurs se tournèrent vers Vanessa et en se posèrent sur le dessin.
« Oui. Vous pouvez. Ce sera difficile. Enseignant ne va pas vous mâcher le travail, cependant Enseignant vous laisse trois questions chacune pour aider le début des recherches. »
Elle balançait entre le tableau et Jenaelle, les deux enseignants et les groupes d'élèves ; le dessin entre ses mains et Ysha, à la fenêtre. Elle oscillait des veuvacées aux cervinances, de conte-fleurette aux êtres blessés, et au milieu de tout cela, eut la sensation fugace de toucher du doigt l'étendue de ce qui était, et qu'elle doutait avoir jamais la capacité de pleinement appréhender.
— Pourquoi pas les deux ?
Autant s'y atteler. Repoussant le vertige qui l'avait effleurée, Vanessa n'attendit pas la réponse : elle dit au revoir à Ysha puis se tourna résolument vers leur professeur, et commença à avancer toute seule. Pendant qu'elle y était, elle répondit enfin, au sujet de sa grande sœur :
— Non, Jehane n'est pas à l'école. Elle dit qu'elle se fiche de comprendre la magie, elle ; qu'elle veut seulement que tout le monde puisse la revoir. C'est... triste.
Vanessa marqua une pause, et regarda derrière elle, dévisageant Jenaelle. Elle s'attarda sur ses grands yeux bleus, avant de poursuivre :
— Tous ceux qui ont été blessés deviennent pas méchants. "C'est pas de leur faute, mais c'est leur responsabilité" cita-t-elle, mimant les guillemets. Après un silence, elle ajouta : C'est bien, que tu continues d'écrire. Y a que comme ça que tu deviendras meilleure.
La fille d'Ophélie hocha la tête, convaincue, puis repartit à la rencontre d'Enseignant, demandant à un quatuor de troisièmes années s'ils pouvaient les laisser passer. Le passage libéré, elle se retourna vers son équipière et avoua :
— J'aimerais bien écrire la sienne, d'histoire, moi. Elle mérite qu'on la lise.
Jenaelle eut un petit sourire, à sa remarque et ne parvint pas à réprimer le rire qui s’échappa de ses lèvres aux remarques sur sa grande sœur. Et à mesure qu’elle l’écoutait, le brouhaha de la pièce devint un simple bruit de fond, elle ne les percevait plus, toute entière concentrée sur son interlocutrice et la fenêtre lui offrant le bol d’air nécessaire à sa survie.
Sur le ton de la confidence, elle murmura au sujet de l’autre pièce.
Elle eut un petit rire. « On les appelle les Veuvacées, tu sais. » Puis, s’arrêta sur ses propos : « Mage blanc ? Prévoyant ? La théorie… » Son esprit fit un détour, vers les discussions avec Raphaël et ne parvint à se débarrasser de la boule dans sa gorge qu’au bout de la troisième déglutition. D’un sourire, elle balaya les théories. « Elle est à l’école de magie aussi ? »
Le dessin lui sembla bien fait, les contours de la créature apparaissaient comme plus encrés que les autres, pour une œuvre faite sur le coin d’une table chahutée par d’autres élèves, Jenaelle la trouva douée. Peut-être aurait-elle dû faire les sceaux ? Puis, se détachant de la forme par sa contemplation du fond, la jeune fille fouilla dans le désordre de ses pensées.
« Le géant il reste sur quatre pattes. On peut peut-être demander à C… A Enseignant, non ? Si c’est un cervinance, il dira sûrement oui. » D’un ton de confession, peut-être trop candide pour une Theran, Jenaelle assura : « La méchanceté c’est souvent parce qu’on a été blessé, à un moment donné. Ça se trouve, il n’est pas si méchant. »
La mention de Conte-fleurette s’abattit sur elle comme un étrange secret qui aurait été éventé aux yeux de tous, Jenaelle pâlit ou verdit dans une honte incommensurable, plus grande encore que les dragons endormis et plus terrible que les squelettes. Elle papillonna des yeux à la mention de la femme. Et se rétablit, fermement, sur ses appuis.
« Il était pas très bien. L’histoire a changé maintenant. » Elle pencha la tête, se sentant obligée par une quelconque impulsion de justifier les quelques mots et les trop nombreuses fautes. « Ce n’était pas très bien écrit, mais c’était vrai. »
Elle l’observa changer de sujet et Jenaelle tourna la tête vers l’enseignant qui se rapprochait de certains élèves, occupé à leur expliquer certaines notions, à leur indiquer comment trouver l’information qu’ils recherchaient. De l’autre côté, Isra aussi s’était assise à côté d’autres groupes pour leur apporter ses lumières.
« Je crois que ce serait mieux les bois d’or ou demander à Enseignant si on peut faire celui de Gathol. Ce serait plus intéressant, non ? »
Vanessa contempla le dragon dans la paume de sa main et la remercia d'un hochement silencieux. De ce qu'on lui avait appris, la mage blanche espérait n'en avoir jamais l'usage, mais Willanjis n'avait qu'accentué sa fascination pour ces êtres fabuleux, fussent-ils narcoleptiques : plus que les images de divinités protectrices ou de destructeurs de royaumes, elle voyait en eux un miracle de Vesperae, et peut-être même d'au-delà, que les rapports humains n'effleuraient qu'à peine. Ils représentaient une autre façon de concevoir les univers. Pour le moment astreinte à des réalités moins emmêlées, elle esquissa un sourire à la pensée des individus plus érudits que sages, puis rangea la pièce et salua d'un geste discret l'ami du professeur, avant de rendre toute son attention à Jenaelle.
Un bref instant, Vanessa s'était laissé imaginer qu'elle aussi la brocardait, mais le grain suivant lui avait fait comprendre que ses facéties ne contenaient aucune malice. Non, à l'instar de leur enseignant, elle retrouvait dans ses mimiques un peu de sa grande sœur, et à sa manière de lui présenter les créatures, ne la prenait pas pour cette petite nigaude que voyaient les voisins. Elle la poussa même à se concentrer pour la suivre, tant elle débordait d'énergie, et l'élève finit de se détendre, l'esprit en ébullition. Ainsi, quand Jenaelle l'interrogea sur son parcours, Vanessa répondit tout naturellement :
— Oh non, non, ce n'est pas de ta faute, "il est très gentil mais encore plus bête". C'est ce que dit toujours Jehane, expliqua-t-elle, précisant : ma grande sœur. Elle a une autre de tes pièces, celle avec l'araignée - la prévoyance, si je ne me trompe pas - . Ça lui va bien... sauf pour elle-même. Mais c'est le lot des mages blancs, ça. C'est ma deuxième année, reprit-elle aussitôt, prenant conscience de la délicatesse de ce sujet.
"La sincérité n'est pas contraire à l'empathie" concluait la légende du musicien et du kelpie, et il n'y avait aucun besoin d'évoquer un oeil noir entre elles. Vanessa baissa les siens sur son dessin, et lui montra, préférant raconter cette histoire :
— Je ne sais pas ce que c'est. Peut-être un cousin du géant de Cirel ? D'après mon oncle, il était très grand ; et très agressif. Il l'a croisé dans la forêt des ombres, près de Gathol.
La précision lui rappela que cette aventure n'était pas très joyeuse non plus. Les sourcils froncés, Vanessa rouvrit la bouche pour s'excuser une cinquième fois, mais se retint, ne trouvant aucune raison de le faire. Elle laissa cependant échapper une pensée :
— J'ai lu ton livre. Conte-fleurette.
Et de celle-ci ruisselèrent les autres :
— Au début, j'ai cru qu'il était idiot. Que mon oncle me l'avait donné pour... J'ai compris qu'après. Désolée. Il m'a demandé de l'amener à la maîtresse des arts thaumaturge. Celle qui a ta pièce licorne. Lucinda. Pour qu'elle en prenne soin. Il voulait que je la rencontre. J'avais pas trop envie, mais elle est très gentille. Elle est encore plus sage qu'érudite, elle. Ça se voit. Tu l'aimerais bien, je crois. Moi je l'aime bien. L'enchanteresse qui ouvre la porte fait un peu peur, mais en fait, elle est aussi gentille. Nelly Mellia. Non, Ami...
Vanessa s'interrompit, se rendant non seulement compte du flot de paroles qu'elle déversait soudainement sur sa pauvre interlocutrice, mais surtout de leur inanité, alors qu'elle s'adressait à quelqu'un qui devait déjà savoir tout cela, et bien mieux qu'elle. Atterrée à l'idée d'avoir reproduit exactement ce qu'elle détestait qu'on lui fît, elle se mordit la lèvre et se retourna vers le tableau en soufflant une sixième excuse, puis demanda :
— Tu préfèrerais revoir les bois d'or ou découvrir le tigre brouteur ?
Jenaelle la regarda, puis cligna lentement des yeux en suivant ses phrases, ses mouvements et le reste. Elle aurait mille fois préféré retourner voir Yedinoregba pour voir ses progrès dans sa tornade, mais celui-ci l’avait tout aussi bien mise à la porte qu’Orn. Et à en croire son expression, elle aussi aurait préféré être ailleurs. Ou alors, elle avait mal au ventre.
Elle baissa les yeux vers la pièce de sagesse, et réfléchit tout en l’écoutant. Une blague fleurit sur ses commissures, l’ombre d’un sourire qu’elle retenait à grande peine. S’excusait-elle autant parce qu’elle avait essayé le heaume de Nils ? Probablement pas. Son esprit s’éventa de ses questions. Tonton ?
« Tu peux la garder. Je lui en fais cadeau. Peut-être qu’elle te sera utile. Un jour. » Elle se racla la gorge, sans véritablement pouvoir expliquer l’impulsion qui la prenait en offrant ces pièces. Cela lui semblait naturel, découlait d’un sens métaphysique qui l’éloignait sûrement de Willanjis. Le dieu du commerce aimait-il les cadeaux ? Elle s’en détourna et observa le visage de la jeune fille. « C’est pour la sagesse… Même si la connaissance lui allait mieux. »
D’un regard, elle inspecta Ysha, puis acquiesça lentement en suivant du regard la créature.
« Oui. C’est un ami du professeur. » Elle frotta ses doigts entre eux. « Il est… Un peu spécial, il faut le prendre avec des pincettes. La métaphore, pas… Bref. Il est drôle et pas trop méchant. C’est le plus important, non ? »
Puis, finalement, elle se présenta, et cette fois, elle comprit. Jenaelle ne laissait jamais vraiment l’occasion de parler, elle était trop bavarde et pour la première fois, elle se sentit injuste de ne jamais écouter avec autant d’attention que ses interlocuteurs lui en donnaient. Elle se promit que la prochaine fois, elle écouterait même si les mots lui brûlaient les lèvres.
« Moi, c’est Jaenelle. » Elle haussa petit à petit les sourcils. « Je suis censée être discrète. » Elle gloussa un peu. « C’est tellement bête qu’ils se diront jamais que j’ai vraiment fait ça. »
Au-delà de la bêtise, Jenaelle détestait mentir, et elle oublierait aussitôt son mensonge, il lui semblait qu’en changeant de prénom, elle ignorerait la Maison, les sacrifices et les enseignements qu’elle devait en tirer. Elle détourna le regard vers le tableau et inspecta les différents noms.
« Tu as raison. C’est pas la violette. Ça ressemble à un cerf avec un corps en bois blanc, il a trois yeux et on dit les violettes parce que sur la mousse dans son cou, il y a pleins de fleurs, d’abeilles, de bourdons, d’araignées… Pleins d’insectes. La Mue du Sous-bois… Il a l’air d’un cerf mort avec des pics en bois qui dépassent de la croupe et des crocs. Lui, il a des fleurs aussi, mais roses. Le géant de Cirel, il est… » Elle inspira et s’apprêta à enfoncer une porte ouverte avec brio : « Très grand. Il brille et il est tout vert. Les bois d’or… Je sais plus. Je crois qu’il fait du feu ? Le tigre brouteur, j'en ai juste entendu parler. »
Elle inclina un peu la tête sur le côté, se rendant compte que sa nouvelle résolution n’avait pas tenu bien longtemps, aussi se décida-t-elle de la prendre à bras-le-corps et d’un sourire hésitant décida de commencer à faire équipe :
« Tu es à l’école depuis longtemps ? Il… Il ne parle pas beaucoup. Peut-être parce que je n’écoute pas assez. » Puis, elle désigna le dessin. « C’est un dessin de ryvreuil ou tu avais déjà commencé à écrire ? »
Elle s'apprêtait à s'excuser et s'éloigner une seconde fois en la voyant s'approcher, mais se tourna vers Ysha en apprenant son nom, et manqua le trouble de sa camarade qui se forçait à faire le premier pas. Vanessa ne le vit qu'ensuite, alors qu'elle s'évertuait à lui parler, et ne comprit qu'encore après, quand Jenaelle observa sa poche.
Surprise, elle eut le réflexe de récupérer la pièce et lui tendre, s'excusant finalement bien de nouveau, un peu trop vite :
— Désolée je ne savais pas que c'était toi, tonton m'avait dit de la garder en attendant, j'en ai pris très soin.
C'est la main tendue que la proposition de faire équipe atteignit enfin son esprit, et Vanessa s'excusa une troisième fois, balbutiant :
— Non, non, reste, je veux bi... j'aimerais beauc...
La vérité était qu'elle ne savait plus quoi penser. La Lius avait tant entendu parler de Jenaelle qu'elle avait la sensation de la connaître, alors qu'elle la rencontrait pour la première fois, et si elle avait accepté de l'accueillir en cas de besoin, elle ne sentait pas de faire semblant d'adorer l'idée, ne fut-ce que par respect pour cette jeune fille que tout Vesperae traitait apparemment comme une bizarrerie ; ou un danger. Pourtant, à la voir ainsi, peut-être encore plus gênée qu'elle-même, un seul coup d'œil au reste de la classe lui donnait bel et bien envie d'essayer.
Avec un soupir, Vanessa s'excusa une quatrième fois et reprit, plus normalement :
— Pardon. Tu as raison, ce sera mieux. Merci, pour le nom. poursuivit-elle, en revenant à Ysha. Tu le connais ?
Et la tempête d'émotions calmée, elle se rendit compte qu'elle ne s'était pas présentée, aussi ajouta-t-elle, avant de se reconcentrer sur le cours :
— Moi c'est Vanessa, Lius-Carviot, en fait, si mon oncle te l'a pas dit. Nils. Il m'a parlé du ryvreuil, mais je ne connais pas les autres. Je suppose que le blanc des violettes n'a rien à voir avec la violette des bois.
La cacophonie la mettait toujours mal à l’aise et elle ne pouvait que suivre du regard les différents élèves qui bougeaient. La foule qui remuait ressemblait à un liquide. Une foule composée de bien moins de personnes qu’au marché, se rassura-t-elle.
Elle inspectait au tableau les noms et Enseignant désigna du bout des doigts l’un des noms. La jeune fille l’inspecta puis acquiesça, si discrètement qu’elle ne remarqua pas tout de suite l’élève qui manqua de la bousculer, moins une passée et déjà, elle allait se planquer à une fenêtre, une simple feuille pressée contre elle.
Une discussion s’entama dans son esprit : devait-elle la rejoindre ? Elle ne semblait pas en avoir envie. Rejoindre quelqu’un d’autre ? Son estomac galopa dans ses talons. Non, pas quelqu’un d’autre. Ou bien rester seule ? Orn dans sa tête râla, non pas qu’il fut réellement dedans, mais il lui remontait bien trop souvent les bretelles pour qu’elle ignore ce qu’il pensait.
Faire des efforts. Mélanie l’y aurait poussée aussi. Elle plissa le nez, les yeux et ses doigts avant de s’emparer d’une de ses feuilles et de s’ébrouer. Une vague de magie se déploya de la fenêtre en écho à la sienne, dissimulant les arcs qu’elle ne retenait pas.
Elle s’approcha de la silhouette et la regarda, son regard happé par les créatures qui arpentaient l’autre côté de la fenêtre. Elle ouvrit la bouche, pour lui proposer de faire équipe, ou pour la saluer, mais ce ne fut qu’autre chose qui sortit.
« Lui, il s’appelle Ysha. »
Ses yeux se fermèrent quelques instants, pendant que Jenaelle se rendait compte qu’elle était fichtrement incapable de se souvenir de comment socialiser avec des gens. Elle se racla la gorge et compléta.
« Je peux partir si tu veux. Je me suis dit que ce serait mieux… De pas être seule. » Un flottement survint, d’une demie seconde, avant qu’elle ne se précipite de rajouter : « Mais t’as pas l’air d’avoir envie. »
Alors qu’elle entamait son repli stratégique, elle fronça à peine les sourcils et baissa les yeux vers les poches de sa camarade de classe, avant d’inspecter son visage. C’était un signe du destin.
Elle se racla à nouveau la gorge et l’observa, la tête penchée, s’attendant au refus, sans pouvoir empêcher son regard d’osciller vers l’un des cadeaux cachés dans sa poche.
Le professeur devait être un puissant invocateur, parce que Vanessa rêvait de se retrouver partout sauf ici. Elle avait détesté la classe avant même qu'elle ne commence, et son déroulé s'avérait pire encore que dans ses craintes. Le nombre inhabituel d'élèves voire d'enseignants présents, et l'agitation qu'ils amenaient avec eux poussaient le hibou dans ses retranchements ; mais pire encore, leurs bavardages, sourires dérobés et rires étouffés lui donnaient l'impression qu'ils étaient venus assister à un spectacle de saltimbanques. Ils s'amusaient du cours et du maître, qui pour couronner le tout s'agitait sur son bureau comme Jehane après le dessert ; ridiculisaient les dessins mouvants sur ces papiers de verre qui contaient tant de merveilles, et l'espoir qu'elles évoluaient dans cet endroit fabuleux où la vie prenait un sens. En somme, ils se moquaient d'elle, comme les autres.
Triturant sa broche florale pour cacher son visage à son voisin de tablée, Vanessa se concentra sur les esquisses que le professeur dessinait pour illustrer son propos. Les silhouettes animales captèrent une partie de ses pensées, avant qu'un détail que l'Enseignant ne mentionna pas agrippe le reste de son trouble : la jeune Lius contempla les étoiles barrées, symboles d'une magie absente, et n'écouta qu'à peine le second point sur les énergies, dont on lui avait bien trop rebattu les oreilles, ces temps derniers. Elle retrouva dans les astres le début d'un sourire, apporté par la mémoire d'une voix passionnée, et pouffa à son tour aux gesticulations de l'image du professeur sur le tableau.
Mais même cette classe n'échappait pas à Willanjis, et son répit fut de courte durée : à peine eut-elle le temps de noter les réflexions puis les trois phrases que la sentence tomba. La nuque glacée, Vanessa se plongea dans son cahier, priant Dranigba que tout Vesperae l'oublie, ou que mère nature la transforme en petite araignée. Par chance, son voisin, un troisième année, s'éloigna vers des amis à lui, et elle garda la tête basse, listant les créatures avec un air qu'elle espérait de tout cœur trop concentré pour donner envie de l'approcher. Elle n'eut d'ailleurs guère besoin de forcer le trait : elle n'en connaissait aucune, en dehors du Ryvreuil, et s'apprêtait à s'emparer de son ouvrage d'études quand elle se rendit compte que le gougnafier l'avait emporté avec lui.
Effarée par un tel manque d'éducation, Vanessa fulmina en silence contre l'élève, mais ne put se résoudre à se lever, et prendre le risque de se faire attraper par un groupe ou un professeur en passant. Elle se reporta à son cahier en soupirant, et tenta plutôt de se rappeler ce que son oncle lui avait raconté à propos du caractère de Fozzia. Les cervidés magiques lui livrèrent un autre souvenir, à sa place : l'histoire d'un cerf gigantesque couvert de runes, plus fort que même les meilleurs guerriers des forêts. Avec un coup d'œil furtif aux professeurs du bureau et du tableau, Vanessa s'inspira d'eux pour entamer un croquis ; elle laissa de nouveau aller ses pensées au rythme du fusain, se détendant au fur et à mesure que l'éventualité qu'on vienne la trouver s'essoufflait.
La mage blanche devait réellement être maudite ; à peine osa-t-elle se croire sauvée qu'elle repéra un mouvement dans sa direction : trois filles s'approchaient d'elle, lorgnant sur sa place. Perdue pour perdue, Vanessa attrapa son cahier et son fusain, puis se laissa glisser de la chaise et se faufila parmi les rangs chaotiques d'élèves qui n'avaient pas encore trouvé de place, cherchant à échapper à la vigilance de sa professeure d'étude générale et gagner les fenêtres, où elle pourrait respirer. Arrivée à leurs rebords, elle manqua de percuter une autre élève qu'elle n'avait pas remarquée, et demanda pardon auprès des quelques mèches blondes qu'elle entraperçut en partant se coller à la vitre d'à côté, sa page serrée contre elle et un certain rouge aux joues après cet effort.